LE MISSEL DE MASSILLON
Dom Henry, prieur de l’abbaye Notre-Dame de Randol, nous a donné cette conférence lors de l’Assemblée générale de 2015. Qu’il en soit remercié!
Rupture et continuité : tels sont les traits marquants du missel promulgué le 24 mars 1739 par Monseigneur Jean-Baptiste Massillon, célèbre Oratorien prédicateur à la Cour de France, avant d’être évêque de Clermont de 1717 à 1742. Ce missel est l’aboutissement d’une très longue histoire. On y trouve en effet des éléments de la liturgie gallicane, c’est-à-dire de la liturgie de la Gaule franque et mérovingienne.
Or, lors de la réforme venue de Rome en Gaule carolingienne au IXe siècle, une foule d’usages de cette liturgie gallicane se fondirent dans les usages romains, comme les usages romains eux-mêmes s’étaient déjà mêlés aux usages gallicans.
C’est cet ensemble qui est à la base des liturgies diocésaines françaises, chaque Église y ajoutant ses saints locaux, ses coutumes et ses rites particuliers. C’est ainsi que se forma peu à peu au cours du Moyen Âge le Missale Claromontense, le Missel clermontois.
Le contexte liturgique de l’époque de Massillon, dans une période qui s’étend, en France, du Concile de Trente (1545-1563) à la Révolution
et même au début du dix-neuvième siècle, c’est celui du gallicanisme, qui, sous sa forme religieuse, cherche à promouvoir l’organisation et les usages de l’ Eglise catholique en France de façon largement indépendante du Pape et du Saint-Siège. Gallicanisme qui a eu ses répercussions jusque dans la célébration du culte.
En effet, à l’unité liturgique demandée par le Concile de Trente, dont l’archétype est le missel promulgué par saint Pie V en 1570, et adoptée unanimement par l’Église de France, succéda, dès les années 1680, un mouvement de profondes modifications dans les livres diocésains.
Massillon introduisit cette réforme dans le diocèse de Clermont et fit procéder à une refonte du bréviaire en 1732, du rituel en 1733 et du missel en 1739. Comme tous les livres liturgiques nouveaux en France à cette époque, ceux-ci n’ont pas reçu l’approbation du Saint-Siège, et c’est leur défaut majeur.
Curieusement, ce nouveau missel est manifestement destiné en priorité au Chapitre de la cathédrale. Les curés doivent l’adapter à leur propre cas, car le mandement de Massillon qui promulgue le missel spécifie bien que tous sont obligés de l’utiliser.
Les sources de ce missel nous sont révélées par un document exceptionnel, peut-être unique en France, conservé aux archives départementales du Puy-de-Dôme : le « procès-verbal » de l’assemblée tenue à l’évêché de Clermont le 9 décembre 1732 pour la composition du nouveau missel. La source la plus souvent mentionnée tout au long de ce document est le missel de Sens (1715), mais également celui de Paris (1706), de Cluny (1717 et 1733), et, bien sûr, le missel antérieur de Clermont (1656).
L’examen de ce livre manifeste une évidente rupture avec la liturgie romaine de son temps, mais une rupture qui n’est que partielle, et aussi, paradoxalement, une certaine fidélité à la liturgie romaine primitive et à la liturgie clermontoise des siècles précédents.
Ce missel est assurément novateur en certains points :
* le souci de ne faire appel qu’au seul texte de la Bible pour les textes chantés de la Messe : intention qui méconnaissait des chants d’Église non bibliques, mais de grande valeur. Résultat : le degré de diversité du missel clermontois par rapport au missel romain, est de l’ordre de 70 à 80 %, surtout pour les dimanches après la Pentecôte : c’est un bouleversement presque complet. Et par une contradiction flagrante avec ce principe du monobiblisme, on introduit de nombreuses séquences, compositions nouvelles chantées aux messes solennelles avant l’évangile ;
* des messes à thème pour les dimanches après la Pentecôte ;
* la fête de la Trinité célébrée le dernier dimanche après la Pentecôte ;
* la litanie Christus vincit, Christus regnat, appelée aussi acclamations carolingiennes, chantée aux messes solennelles des plus grandes fêtes.
Toutefois, ce missel est l’héritier avéré d’une tradition liturgique :
Héritier d’abord de la liturgie romaine primitive : par exemple, l’usage de trois lectures à la messe, que les liturgies françaises médiévales avaient assez souvent conservé et que nous retrouvons à certaines fêtes dans le missel de Massillon ; l’insolite évangile du premier dimanche de l’Avent relatant l’entrée de Jésus à Jérusalem le dimanche des Rameaux, qui est repris dans les missels clermontois du XVe au XVIIe siècles ; les oraisons nouvelles qui proviennent presque toutes des grands sacramentaires romains.
Héritier ensuite de la tradition liturgique gallicane qui s’est prolongée dans les usages médiévaux : par exemple des lectures propres aux mercredis et vendredis à certains temps liturgiques – reprise d’un usage très ancien en Gaule du VIe siècle jusqu’au XIIe siècle – ; trois lectures à Noël, coutume déjà attestée par saint Grégoire de Tours.
Pour le culte des saints, le missel de Clermont, à l’instar de beaucoup d’autres missels français, s’efforce d’atténuer la primauté de Pierre : réduction des deux fêtes alors en vigueur de la Chaire de saint Pierre à une seule ; disparition de certaines fêtes romaines ; mémoire des seuls martyrs les plus populaires de Rome et dont les noms sont inscrits au canon de la Messe. Il y a bien là un petit relent de gallicanisme.
Le propre du diocèse de Clermont est impressionnant : 38 saints, dont 18 évêques ! Pour la première fois, saint Austremoine perd son titre de martyr, il est appelé « Apôtre des Arvernes ». Il retrouvera la qualification de martyr dans les propres du XXe siècle, pour le perdre à nouveau en 1982, sans doute définitivement. Les communs des saints sont presque entièrement nouveaux.
C’est dans le sanctoral que les rédacteurs du missel de 1739 ont usé de la plus grande liberté pour les oraisons, en cherchant à y exprimer la caractéristique spirituelle du saint concerné.
Comme les missels français du XVIIIe siècle, celui de Clermont respecte l’Ordinaire de la Messe dans son intégrité. Mais on y trouve intégrés quelques usages hérités de la liturgie gallicane. Le plus inattendu, pour ne pas dire étrange, est l’usage de la bénédiction pontificale donnée par l’évêque avant la communion lors des grandes fêtes annuelles : nous avons là incontestablement une pratique de la liturgie gauloise primitive, qui s’est prolongée dans de nombreux diocèses de France jusqu’au XVIIIe siècle.
Le missel de Massillon se démarque donc nettement de la liturgie romaine issue du Concile de Trente, mais pas totalement. D’autre part, il se veut l’héritier et le continuateur de l’ancienne liturgie romaine des premiers siècles, et surtout de la tradition liturgique clermontoise transmise par les missels qui l’ont précédé.
Le retour au missel romain effectué par le diocèse de Clermont en 1866 mit fin à cette tradition. Nous aurions aimé la voir subsister, au moins en certains de ses usages, sous la forme d’un missel romano-clermontois pleinement approuvé par l’autorité du Saint-Siège.
Dom Henry, osb, mars 2015